MINUIT DANS LE JARDIN DU BIEN ET DU MAL de Clint EASTWOOD – 1998 – Etats-Unis
EPISODE II: « Go ahead scumbag, make my day. »
On dirait le sud...
L'immense (et pas que par la taille...) Clint Eastwood fait partie, avec John Carpenter et quelques rares mavericks survivants, d'une race en voie d'extinction à Hollywood : celle des grands réalisateurs classiques, c'est-à-dire (pour faire vite et ne pas rentrer dans des détails que nous envisagerons dans un autre article) des cinéastes qui doivent plus à Howard Hawks qu'à Orson Welles (sans bien évidemment remettre en cause le génie incontestable de ce dernier), des cinéastes chez qui la Nouvelle Vague, le cinéma européen dans son ensemble et les bouleversements que le cinéma américain a connus dans les années 70, n'ont eu que très peu d'influence du point de vue esthétique et narratif. Bref, des héritiers de l'âge d'or d'Hollywood.
Pour autant, le cinéma d'Eastwood n'est pas une interminable plainte nostalgique qui raisonnerait vainement au fond d'une impasse où viennent mourir les derniers réfractaires du zoom intempestif et de la caméra à l'épaule, ni la tribune d'un réactionnaire de la pellicule. Dans le fossé qui sépare le style du réalisateur d'Impitoyable de celui, post-moderne en diable, d'un Fincher par exemple, nulle place pour une quelconque hiérarchie de valeurs : simplement des goûts, des influences, des choix et des points de vue différents, pas forcément opposés d'ailleurs, juste décalés.
Et de décalage, il en est justement question lorsque pour son vingtième long métrage en tant que réalisateur, Clint Eastwood décide de s'attaquer à l'adaptation d'un best-seller tiré d'un fait divers qui défraya la chronique au début des années 80 dans le sud des Etats-Unis. Car la petite communauté de la ville de Savannah, Georgie, est sans doute l'une des plus bizarres, étranges et fascinantes que le cinéma nous ait décrite. Et cette description, parfois frontale, parfois impressionniste, est bien le coeur du film. Dès le premier et sublime plan du film, une évidence s'impose au spectateur : Eastwood a d'autres objectifs que le simple récit de l'un des plus longs et des plus complexes procès de l'histoire du pays. Avec son scénariste John Lee Hancock, il va brillamment synthétiser quelques huit années de procédures, sans en masquer les nombreux enjeux moraux et éthiques, afin de garder suffisamment de marge de manoeuvre pour pouvoir se livrer avec un humour discret mais omniprésent à l'observation, dénuée de toute évaluation morale, d'un panel de personnalités hautes en couleurs.
S'effaçant derrière une caméra aérienne et sereine, Eastwood dirige un casting impeccable qui réussit à traduire toutes les subtilités et les contradictions de la psyché humaine en quelques regards (Kevin Spacey, aussi à l'aise dans le détachement pince sans rire que dans les nuances de la colère et la souffrance) et joutes verbales (la géniale scène de drague par fleurs interposées entre Allison Eastwood et Cusack). La galerie de portraits – l'homme qui promène un chien invisible, celui qui tient des mouches en laisse (!!!) et menace d'empoisonner l'eau de la ville, la prêtresse vaudou, Lady Chablis (interprétée par elle-même) la transsexuelle excentrique et iconoclaste, ... – permet à Eastwood d'offrir au spectateur un séjour dans une humanité aussi singulière (doucement et agréablement folle) que digne d'attention et de respect. Eastwood ne juge aucun de ses personnages et laisse à John Kelso (John Cusack), dépositaire du point de vue narratif, le soin d'amorcer les réflexions que le final ne manquera pas de soulever. La ville elle-même devient un personnage à part entière, avec son élégante architecture typique du sud des Etats-Unis, ses parcs chaleureux, ses intérieurs riches mais délicats, et son cimetière où se joue l'équilibre entre le bien et le mal et l'avenir de la communauté.
Par la grâce d'une mise en scène toujours aussi rigoureuse (ce qui ne veut pas dire compassée) et élégante, tout en travellings délicats et cadrages picturaux où la sublime et douce photographie de Jack Green (chef op' attitré d'Eastwood depuis Bird) vient effleurer les lieux et les personnages pour mieux marquer plastiquement leur complexité faite d'ombre et de lumière, le grand Clint transcende ce qui n'aurait pu être qu'une simple chronique en une plongée, à la lisière du fantastique, dans l'âme humaine où s'entrecroisent, s'entrechoquent, s'entre-déchirent les sentiments et les émotions les plus puissants. Ouvrant et fermant le film sur un plan de la célèbre Bird Girl Statue, Eastwood le place sous le signe de l'équilibre entre les extrêmes que l'Homme ne semble pas capable d'imposer, de s'imposer, au contraire de l'Art, et singulièrement celui de la mise en scène.
La classe.